Dans les profondeurs de la Super Famicom, il existait un jeu qu’on n’avait presque jamais vu. Un titre devenu mythe pour collectionneurs, vestige d’un âge d’or étouffé par l’import, la rareté et le silence de sa sortie limitée au Japon. Rendering Ranger: R², fruit d’un seul homme – Manfred Trenz, l’architecte de Turrican – refait surface aujourd’hui, près de trente ans plus tard, ressuscité sur Nintendo Switch dans une version [Rewind] supervisée par Ziggurat Interactive et Limited Run Games.
Sorti le 29 mars 2025, ce portage vous replonge dans un jeu hybride, moitié run and gun, moitié shoot’em up, biberonné aux mécaniques de Contra, R-Type et autres cauchemars cybernétiques de l’ère 16 bits. Une œuvre d’artifice technique, de frénésie visuelle, de démesure sonore, compressée dans une cartouche que l’époque n’avait su comprendre.
Mais cette réédition, aussi respectueuse soit-elle, parvient-elle à ranimer l’intensité originelle d’un jeu devenu relique ? Le choc entre l’héritage d’un développeur visionnaire et les attentes d’une génération post-Dead Cells peut-il encore créer une étincelle ? Ou Rendering Ranger: R² reste-t-il un mausolée pixelisé, admirable mais inaccessible ?
Il n’y a plus de nom, seulement un code
Il ne faut pas chercher de fioriture narrative dans Rendering Ranger: R². Le jeu ne vous raconte pas une histoire. Il vous lance dans un monde déjà détruit, sans introduction, sans voix off, sans explication. Vous incarnez un soldat – un Ranger – dans un futur apocalyptique ravagé par une invasion bio-mécanique, et tout ce que vous devez savoir, vous le devinez par l’environnement. Il n’y a pas de scène cinématique. Seulement des structures éventrées, des carcasses métalliques, des vaisseaux en feu.
Votre personnage n’a ni prénom, ni passé, ni dialogue. C’est un vecteur d’action, un outil de destruction, un archétype muet hérité des années 90, où le gameplay dictait l’identité. Ce silence n’est pas une faiblesse. Il est la norme esthétique de son époque, et dans cette réédition, il est préservé avec fidélité. Il ne s’agit pas d’étoffer le lore. Il s’agit de respecter le vide comme langage.
Les ennemis sont innombrables, mutés, mécaniques, sans aucune caractérisation. Pas de rival, pas de boss charismatique à l’écran. Mais chacun, par son design outrancier – tentacules, chrome, griffes, chair fondue – suggère quelque chose de plus profond : la peur d’un monde entièrement reconstruit par les machines. Chaque stage devient un fragment d’univers, une page sans texte d’un livre qui brûle.
Ce n’est donc pas une histoire que vous vivez. C’est une pression continue, une fuite en avant orchestrée par l’explosion, la vitesse, le rythme. Vous êtes seul, et c’est ce qui fait la force de Rendering Ranger: R² : il ne cherche pas à vous parler. Il vous laisse courir.
D’un écran à l’autre, une guerre sans pause
Rendering Ranger: R² est un jeu de brutalité séquencée. Run and gun au sol, shoot’em up dans les airs, il alterne ses deux visages avec une souplesse étonnante pour un titre de 1995. Cette alternance, loin d’être gadget, forme le cœur de sa grammaire ludique, vous obligeant à adapter vos réflexes, vos priorités, votre lecture de l’écran. Ce n’est pas un jeu qui évolue lentement : c’est un assaut permanent, un crescendo de mécaniques et de projectiles.
Dans les séquences au sol, vous dirigez un soldat d’élite capable de tirer dans huit directions, de changer d’arme en temps réel et de gérer ses munitions avec une exigence rare pour le genre. Le tir n’est pas automatique. Il est modulable, positionnel, stratégique. Certains projectiles percent, d’autres ricochent, d’autres se répandent en cônes destructeurs. Le choix d’arme détermine votre rapport au rythme : rapide mais fragile, lent mais implacable.
Dans les niveaux aériens, la caméra se fixe, la liberté se resserre, mais l’intensité explose. Vous pilotez un module de combat dans des décors sidéraux ou technologiques, affrontez des patterns de boss d’une densité redoutable, et devez gérer non seulement l’esquive mais la géométrie de l’écran, tant les projectiles saturent l’espace. Le jeu ne vous laisse aucun répit. Pas de pause entre les phases. Pas de transition douce. Juste un flash, un décollage, et le rideau s’ouvre sur une autre forme d’enfer.
Chaque niveau est un crescendo thématique, avec ses propres ennemis, pièges, et boss, tous conçus pour exploiter la palette complète de vos compétences. Le level design, malgré sa linéarité apparente, regorge de micro-variations : zones à défense, couloirs de vitesse, escaliers piégés, parois mouvantes. Rien n’est gratuit. Chaque écran est un test, et souvent, un piège.
Sur Nintendo Switch, la maniabilité est parfaitement conservée. La version [Rewind] propose un mapping fidèle, avec possibilité de rembobinage, de sauvegarde instantanée, et un mode “perfect play” pour ceux qui souhaitent apprendre les niveaux par cœur. Mais même avec ces aides modernes, le jeu reste impitoyable.
Le gameplay de Rendering Ranger: R² ne cherche pas l’équilibre. Il cherche la tension. Et dans cette tension, il trouve une pureté que bien peu de jeux contemporains osent encore atteindre : celle du challenge total, sans fioriture.
Lumières mortes, pixels trop vifs, machines trop belles
Ce que Rendering Ranger: R² accomplissait techniquement en 1995 tient du miracle. Et cette réédition sur Nintendo Switch, en le présentant sans filtres ni remasterisation intrusive, permet d’en mesurer toute la folie brute. Le jeu pousse la Super Famicom à ses limites, mélangeant sprites massifs, effets de rotation, scrollings parallaxes et effets de lumière simulés avec une audace rare. Ce n’est pas un jeu fluide : c’est un jeu qui déforme son support pour exister.
Les environnements oscillent entre la dystopie urbaine déglinguée, le vaisseau organique, et la ruine stellaire. Chaque niveau est un tableau d’agression visuelle, saturé de détails, d’éléments animés, de teintes métalliques et de surfaces irradiées. L’esthétique est cyber-militaire décomplexée, héritière de R-Type autant que de Aliens. Tout semble prêt à exploser, tout est chargé à bloc, comme si chaque pixel voulait survivre à la compression.
Les personnages et ennemis sont finement animés, d’une précision presque absurde pour une console 16 bits. Le héros, musclé comme une icône arcade, bouge avec une rapidité sèche, tandis que les boss – des monstres technologiques grotesques – envahissent l’écran avec une inventivité plastique qui évoque le baroque industriel de Metal Slug, avant même que ce dernier n’existe. Chaque impact, chaque éclat, chaque transformation est une démonstration.
Le mode [Rewind] sur Switch permet de jouer avec différents filtres CRT, cadres d’époque, et options de format 4:3 ou plein écran. Mais rien n’est imposé. La version brute, telle qu’émulée, suffit à démontrer l’intelligence artistique derrière ce chaos apparent. Rendering Ranger: R² n’est pas un jeu élégant. Il est fou, dense, excessif – et maîtrisé.
Côté bande-son, c’est une décharge de synthétiseur métallique, de percussions digitales et de basses crades. Chaque niveau impose son motif rythmique : staccato militaire, pulsation industrielle, montée d’accords cybernétiques. Ce n’est pas une musique qui accompagne. C’est une musique qui pousse. Qui martèle. Qui hurle sa cadence au joueur.
Les bruitages, eux, sont explosifs. Les armes claquent, les ennemis gémissent, les impacts résonnent. Rien n’est réaliste – tout est amplifié, distordu, comme si le jeu ne voulait pas simplement être vu, mais ressenti dans les os.
Dans ce portage, rien n’a été altéré. Rien n’a été édulcoré. Et c’est tant mieux. Car Rendering Ranger: R² est un artefact du trop-plein, un jeu de saturation visuelle et sonore, un cri 16 bits qui résonne encore aujourd’hui, intact, monstrueux, fascinant.
Préservation totale, ajustements minimaux, respect intégral
Rendering Ranger: R² [Rewind] n’est pas un remake. Ce n’est pas non plus un simple portage brut. C’est un acte de préservation vidéoludique, encadré par Ziggurat Interactive et Limited Run Games, avec la volonté manifeste de conserver la substance d’origine sans l’aseptiser. Et sur Nintendo Switch, cette démarche trouve un écrin modeste mais précis, où rien ne trahit la vision initiale de Manfred Trenz.
L’émulation est parfaitement stable, sans lag, sans ralentissement additionnel, même dans les séquences les plus gourmandes où l’écran se transforme en déluge de sprites et d’effets. Les temps de chargement sont inexistants, la navigation dans les menus est immédiate, et la prise en main est entièrement optimisée pour la manette. Le layout reste simple : tir, saut, changement d’arme, activation de pouvoir. Et surtout, le feeling original est intact.
Mais ce qui distingue cette édition [Rewind], c’est la couche d’assistance moderne proposée avec parcimonie : sauvegarde rapide, rembobinage à volonté, galeries de documents, bande-son accessible hors-jeu, et même un mode “parfait” pour s’entraîner à chaque segment individuellement. Ces ajouts ne sont jamais intrusifs. Ils sont optionnels, discrets, activables à la volée. Ils n’effacent pas la difficulté – ils l’encadrent, pour ceux qui veulent l’aborder sans frustration.
L’absence de contenu multijoueur ou de bonus scénarisés peut sembler austère, mais elle est cohérente. Ce n’est pas un jeu qu’on enrichit par surcouche. C’est un titre qu’on restaure comme un original : sans repeindre, sans réécrire. Aucune IA artificielle. Aucun contenu additionnel inventé. Rien que la structure pure, rugueuse, frontale.
Côté accessibilité, le jeu reste très fidèle à son époque : pas de remappage intégral, peu d’options visuelles pour daltoniens ou malvoyants, et une difficulté toujours abrupte, même avec les outils de confort. C’est une œuvre préservée dans son jus, avec juste ce qu’il faut pour la rendre praticable – pas réinventée.
Et c’est précisément cette retenue qui fait de Rendering Ranger: R² [Rewind] un exemple de portage respectueux, pertinent et sobre. Il ne cherche pas à moderniser le passé. Il vous le remet dans les mains, tel quel – avec juste assez de gants pour ne pas le briser.
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